Strummerville - Extraits
Chapitre 1
SOMEBODY GOT MURDERED
(Paris 1976)
Je hais le général de Gaulle. Je hais les gaullistes et ce qu’ils
représentent. Une certaine idée de la France, les DS, les Trente
Glorieuses et les speakerines-troncs en noir et blanc. Rien de
très original pour un ancien punk, fils de militant communiste.
Sauf que moi, j’ai une raison. Une excellente raison.
Je suis né le 13 mai 1958, jour où mourut ma mère. Et
où un quarteron de généraux tenta de prendre la France. Cette
mascarade permit au « sauveur » de revenir aux affaires et de
confisquer la démocratie pendant vingt-trois longues années. Un
quart de siècle suffisant pour transformer ce pays en royaume
des beaufs, oeuvre ensuite parachevée par Pompidou avant que
Giscard ne tue la poule aux oeufs d’or. Le peuple de gauche
finit par reprendre le pouvoir mais échoua dans sa tentative de
changer la vie. Le rock and roll avait quatre ans et mon frère
huit lorsque nous entrâmes dans la décadence.
Nous habitions au quatrième étage d’une petite résidence
à Gretz-Armainvilliers, en Seine-et-Marne. Propret mais petit,
l’appartement était néanmoins assez spacieux pour offrir une
piaule à chacun. Clubs de foot, Marx, Lénine et Che Guevara
décoraient les murs de la mienne. Pete Townshend fracassant
sa guitare et Iggy Pop exhibant son sexe ornaient ceux de la
chambre de Marc.
Rigide et peu bavard, manoeuvre depuis l’âge de 14 ans
pour qui le travail était tout, mon père fut terrassé par la mort
de sa femme. Il ne parlait toutefois jamais d’elle. Seule une
photo sur sa table de nuit évoquait son existence. Ou plutôt
son absence. Tout le reste était enfoui dans des albums austères
et minutieusement rangés, gardiens immobiles des moments de
bonheur vécus par mon père avec l’amour de sa vie : Raymond
et Mauricette Thomas à la mer ou à la montagne, la naissance
de Marc, les veillées de noël et les jours de l’an. Et surtout les
fêtes du parti. Je passais des heures à dévisager la photo de ma
mère, attendant que son image me dise un mot. Elle était brune,
jeune et belle. Ma naissance était la cause de sa mort ; j’allais
porter ce fardeau toute ma vie.
Alors ouvrier de base chez Thomson, mon père noya sa
douleur dans son travail comme d’autres l’auraient fait dans
l’alcool. Ce qui lui servit à gravir les échelons jusqu’à obtenir
un poste de contremaître dans son usine. Il nous y emmenait
souvent, Marc et moi, le samedi matin. Nous traînions dans
l’atelier tandis qu’il reprenait une soudure ou corrigeait un
plan. Longtemps, je conserverai en moi l’odeur du métal, le
bruit des machines et les éclats lumineux de l’arc à souder ou
de la meuleuse.
Raymond nous éleva tant bien que mal dans le respect
d’une culture ouvrière. Comme souvent, cette tradition était familiale.
Originaire de la Nièvre, il avait quitté son Fourchambault
natal pour s’installer en région parisienne. Cette localité sans
charme, si ce n’est celui d’être baignée par la Loire, était tenue
par le Parti communiste depuis la Libération. Au plus fort de
sa réussite industrielle, qui débuta en 1821, Fourchambault
compta 10 000 habitants et un nombre important d’usines. Les
bâtiments d’Alsthom, d’Unilever ou de la Spie Batignolles, où
ma grand-mère faisait le ménage, accueillaient jour après jour
des légions de prolétaires.
En face de la mairie, on trouvait une Maison du peuple,
symbole de ce que les communistes pouvaient apporter de
plus que les républicains. Mitterrand eut beau se battre pour
la reconnaissance de ce département rural, lorsqu’il venait en
réunion publique à Fourchambault il était rituellement chahuté
parce qu’assimilé à un « social-traitre ».
Fourchambault était surtout l’endroit où il y avait la
plus grande usine Vespa implantée en France (200 scooters
produits par jour dans les années 60). Cela rendait mon frère
complètement hystérique :
- T’imagines, c’est peut-être sur des Vespas fabriquées
ici que les mods descendent tous les week-ends de Londres à
Brighton !
Mais « ramble in Brighton tonight » ne signifiait encore
rien pour moi. La Nièvre, c’était les étés tranquilles à nager dans
la Loire avec mes oncles et à ne manquer aucune étape du Tour
de France sur la première télé achetée
Le choc pétrolier n’avait pas provoqué ses ravages et l’on
pouvait encore être ouvrier sans être pauvre. Il faudra attendre
Raymond Barre pour que le mot crise s’installe dans le vocabulaire
politique. En attendant le désenchantement des années 70,
nous partions en vacances tous les mois d’août. Et puisqu’il
fallait acheter français pour ne pas « désespérer Billancourt »,
les Renault successives que posséda mon père furent la R8, la
R12 puis la R16.
Même la secousse de mai 1968 n’avait pu sortir la famille
d’une languissante torpeur empreinte d’orthodoxie stalinienne.
Comme tous les communistes, mon père ressentait un malaise
devant les élucubrations gauchistes des étudiants. Moi j’étais
trop jeune et mon frère déjà trop ensorcelé par l’odeur du rock
pour avoir un avis.
Deux ans auparavant, Marc avait passé quinze jours chez
un correspondant anglais juste avant d’entrer en Seconde. Garçon
brillant, Marc se destinait alors au métier de magistrat. Mon père
l’y encourageait, séduit par la volonté des juges rouges de mettre
les patrons en taule. De caractère enjoué, souvent insouciant,
Marc possédait des capacités intellectuelles largement au-dessus
de la moyenne. Charmeur, il rencontrait auprès des filles un
succès jamais démenti. Ce n’est pourtant pas « À nous les petites
Anglaises » qu’il joua durant cette quinzaine britannique mais
bien « Rock Around the Clock ».
Son alter ego, qui répondait au nom de Rowland Tower,
habitait Dartford, un bled industriel sans intérêt situé à 15
miles au sud-est de Londres. Sans intérêt Dartford ? La légende
raconte pourtant que c’est sur le quai de sa gare que Mike Jagger
et Keith Richards se sont rencontrés un jour de juin 1960, un
disque de Muddy Watters sous le bras en signe de ralliement.
Le début d’une des plus formidables aventures artistiques du
siècle. Et la fin des haricots pour mon frangin que mon père
ne reconnut pas à son retour d’Angleterre.
Rowland était le bassiste des Modern Rockers. Ses disques,
les clubs de Soho, une visite au Marquee, le passage piéton
d’Abbey Road et les fringues de Carnaby Street suffirent à balayer
douze fêtes de l’Humanité en deux semaines. Le verdict de
mon père fut sans appel : Marc « s’était fait vampiriser par un
sous-produit de la culture impérialiste ». La religion était l’opium
du peuple, le rock celui des jeunes qui allait endormir nos
consciences. La révolution que célébrait Lennon sur son double
blanc était mal barrée : elle venait de perdre un de ses fils.
Au Père-Lachaise, Marc usait plus de temps à fumer du
cannabis sur la tombe de Morrison qu’à se recueillir devant le
mur des Fédérés. Il se laissa pousser les cheveux, s’habilla aux
puces de Clignancourt et multiplia par deux sa consommation
de clopes. Il s’était initié aux Players en Angleterre et introduisit
cette mode dans son lycée. Infoutu d’obtenir son bac après deux
tentatives, il arrêta le foot et dépensa le reste de sa courte vie
avec le rock pour seul horizon.
Heureusement, j’étais la fierté de mon père. Coupable
d’avoir provoqué la mort de ma mère au point de passer toute ma
jeunesse à expier mon crime, je faisais tout pour réussir là où le
pauvre homme avait échoué. Gentil, calme, poli, j’étais aussi bon
élève. Mon physique était moyen, à l’image de ma personnalité :
ni grand, ni petit, le cheveu châtain mi-long tendance raide et
gras, devenu myope très tôt et acnéique dès l’adolescence.
À l’époque, je n’aurais jamais pu emprunter les chemins
balisés par mon frère. Pour moi, l’entrée dans les seventies,
c’était Jean Ferrat et les choeurs de l’Armée rouge. Ma principale
déviance artistique eut lieu lors d’une fête de l’Huma où
Maxime Le Forestier osa changer le refrain de sa maison bleue
en remplaçant « enlacé » par « défoncé ». Mon père m’expliqua
alors sans rire que la quête des paradis artificiels éloignait le
prolétariat de l’objectif de libération !
J’aimais les fêtes de l’Huma. Merguez, frites, révolution.
Que la faucille et le marteau soient présents dans autant de
pays du monde nous permettait de croire aux lendemains qui
chantent. Nous n’étions pas seuls et le prolétariat finirait bien
par briser ses chaînes. Nous vomissions l’eurocommunisme des
Italiens de Berlinguer. Seule l’URSS était éternelle. Nos secrétaires
généraux à nous n’étaient pas des traîtres et ils serviraient
la cause jusqu’au bout.
La cellule Jean-Baptiste Clément de Brie-Comte-Robert,
au sein de laquelle militait Raymond Thomas, travaillait tout
l’été, sans relâche, pour préparer le grand rendez-vous annuel
de La Courneuve. Les deux jours de rassemblement occupés
à festoyer et à débattre dans ce lieu symbolique de l’isolement
des prolétaires constituaient la récompense suprême des efforts
accomplis bénévolement par les camarades. Nous pataugions
souvent dans la boue mais peu importait. Les couleurs et les
lumières exhibées par les partis frères – surtout les asiatiques –
étaient pour moi bien plus significatives que les décorations de
Noël. Le must fut le millésime 1971 : nous avions alors déjeuné
vietnamien et le bruit courait que la toile qui nous protégeait
de la pluie était celle d’un parachutiste américain abattu par
le Vietcong !
De retour à la maison, je captais les rumeurs des Beatles,
des Stones, des Kinks, des Who et de Led Zeppelin. Elles s’échappaient
de la chambre d’à côté et ne me laissaient pas insensibles.
Du coup, je profitais des absences de mon frère toujours plus
nombreuses pour fouiller dans sa discothèque. Les titres des
singles me fascinaient : « Waterloo Sunset », « My Generation »,
« Sympathy For the Devil », « Lucy in the Sky With Diamonds »,
« Dazed and Confused ». Le pire – ou le mieux – en la matière,
provenait comme souvent des Etats-Unis : « I Wanna Be Your
Dog », un truc chanté par un mec qu’on surnommait l’iguane.
Quant aux pochettes, je restais mal à l’aise devant celle de
Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Quatre clowns chevelus et
moustachus entourés par toutes ces grandes figures historiques,
ça frisait le sacrilège et pourtant leur audace me subjuguait. Cette
fascination se transforma en dégoût quand Marc m’apprit que
Lennon avait voulu y faire figurer Hitler.
Pour moi, les années s’enchaînèrent à un rythme pépère
jusqu’à l’obtention de mon bac en juin 1975. Que je sois destiné
à devenir journaliste à L’Huma (mon rêve) ou avocat plaidant
la cause du prolétariat écrasé (le rêve de mon père), les études
de droit s’imposèrent, tout naturellement.
Entre Tolbiac et Assas, la question ne se posa pas. J’aurais
flingué mon père en m’inscrivant dans une fac de fachos, fief du
GUD, au coeur d’un arrondissement bourgeois qui deviendra
un symbole de la prise de Paris par les chiraquiens.
J’optai donc pour le XIIIème arrondissement. Quarantecinq
minutes de train de Gretz à la Gare de Lyon, puis métro
jusqu’à place d’Italie avec changement à Bastille.
Mon père aurait dû se méfier. Tolbiac était bien une fac
de gauche, mais rien à voir avec sa gauche. Les stal étaient brocardés
et les soutiens aux mouvements de libération nationale,
notamment en Amérique du Sud, omniprésents. La liberté
régnait en maître, ainsi qu’un joyeux bordel. Les autonomistes
pointaient leur nez. Chaque cours en amphi était précédé par des
déclarations en soutien au Chili, au Nicaragua ou au Salvador,
et les profs accordaient volontiers dix minutes de leur temps à
la propagande internationaliste.
Les mecs de l’Union des étudiants communistes de France
se faisaient tout petits. Même moi, pourtant élevé dans ce bain,
j’hésitais à adhérer, ce qui déclencha les foudres paternelles.
Je tins bon contre lui. L’émancipation, la vraie. Sans que
je ne m’en rende compte, l’esprit du rock, qui avait déjà contaminé
mon frère, commençait à me gagner. « Hope I die before
I get hold » devint mon credo. Je séchais les cours pour traîner
dans les bars et voyais de plus en plus souvent mon frangin,
rocker à temps partiel et manutentionnaire dans un magasin
de bricolage. Il eut à peine le temps de m’initier au cannabis et
de me faire découvrir ce que j’avais loupé du Swinging London
que les Sex Pistols donnèrent leur premier concert à Londres.
C’était le 6 novembre 1975. Plus rien ne serait jamais comme
avant, pour moi comme pour la musique.
Marc fut l’un des premiers punks français, leader des
mythiques Metalic Jungle. L’un des premiers aussi à crever,
seringue dans le bras, dans les chiottes d’un bar tabac de la rue
des Martyrs après un concert des Hearbreakers au Gibus. Nous
étions à l’aube des années 80. Une décennie fatale.
Les trotskistes étaient à peine plus marrants que les staliniens.
Seulement, ils tenaient la fac, à travers notamment
l’Organisation communiste internationaliste, dont les militants
noyautaient l’UNEF-ID (indépendante et démocratique par
opposition à l’UNEF traditionnelle qui était aux mains des
cocos). Les distributions de tracts, prélude à l’adhésion, étaient
quotidiennes. Moi j’occupais mon temps au Shamrock, à deux
pas de la fac, à siffler alternativement des godets de Côtes du
Rhône et des Pelforth brunes.
Civil ou constitutionnel, le droit me faisait chier. À l’extrême
rigueur, seul Badinter et ses cours de pénal trouvaient
grâce à mes yeux du fait de son charisme et de son combat contre
la peine de mort. Mais le droit pénal n’était enseigné qu’aux
deuxièmes années et c’est en auditeur libre, à mes nombreuses
heures perdues, que j’allais écouter le prochain garde des Sceaux
de Mitterrand.
Le futur journaliste dans le quotidien fondé par Jean
Jaurès avait disparu ; j’hésitais désormais entre Best et Rock &
Folk pour devenir rock critic. Mauricette se retournait dans sa
tombe et Raymond était bien engagé sur le chemin de la dépression.
D’autant que la gauche rata à nouveau son « rendez-vous
avec l’histoire » lors des législatives de 78, comme allait nous
l’expliquer le mélodramatique Michel Rocard.
- T’as entendu parler des escadrons de la mort au
Salvador ?
- Vaguement, ouais.
- Tu sais que ces mecs sont armés par la CIA et ont des
méthodes de guestapistes ? Partout dans la région, ils préparent
de nouveaux Chili. Si tu veux, ce soir, on se retrouve devant
l’ambassade des States, métro Concorde, chez les bourges de
l’hôtel Crillon.
Mes yeux ne parvenaient pas à se détacher de ses seins. Ce
fut l’élément déterminant au moment de saisir le tract qu’elle me
tendait. Bien plus que la situation des camarades au Salvador.
Lucie. Lucie Brunetta. Son grand-père avait fait partie de
la première vague d’immigration italienne. Il avait échoué dans
le nord, sur le carreau de la mine de Loos-en-Gohelle. Après le
militantisme anarcho-syndical, la silicose. C’est sans doute pour
échapper à la maladie du mineur de fond que le père de Lucie
quitta les corons après la naissance de ses gosses pour atterrir
comme caissier à la Banque de France de Melun. Lucie, elle,
fit tout pour s’affranchir de la rigidité de son géniteur, qu’elle
classait très à droite. Chez les Brunetta, la fibre révolutionnaire
sauta une génération.
Ses origines italiennes lui avaient légué une peau brune et
des yeux aussi verts que profonds. Bien que l’acné m’ait foutu
enfin la paix, que mon regard de myope se soit transformé grâce
aux lentilles et que l’influence de Marc ait modifié ma coiffure
et mes habitudes vestimentaires, je ne m’explique toujours pas
ce qu’une telle fille avait pu trouver à un type comme moi !
Inscrite en deuxième année d’histoire, le militantisme
dévorait son temps. Elle participait à toutes les réunions, battait
le pavé de tous les rassemblements. Militante de l’OCI
elle était, trotskiste je devins. Je loupai le rendez-vous à l’hôtel
Crillon mais revis Lucie rapidement. Son discours investi la
rendait encore plus désirable. Quelque chose se passait avec elle,
d’autant qu’elle ne semblait pas insensible au rock, sans toutefois
comprendre que mon attachement à la musique l’emporte sur
les convictions politiques.
- C’est sympa ta musique mais on ne fonde pas une vie
sur des émois d’adolescent !
Moi, je jouais l’offusqué, évoquant mon frère citant John
Peel, l’immense animateur de la BBC : « Je ne vois pas pourquoi le
rock serait la seule forme d’art que l’on ne puisse aimer que lorsque
l’on est adolescent. »
C’est finalement sur notre musique et non pas en lisant
les discours de Trotski que nous fîmes l’amour pour la première
fois, dans la minuscule piaule de mon frère. Le déclic.