Avant-propos

Par Marin Ledun

Grenoble, printemps 2006, je suis alors chercheur en sociologie des usages au centre de Recherche et Développement de France Télécom. J’ai intégré le « groupe » au début de l’année 2000, en tant qu’ingénieur, pour y mener une thèse de doctorat, avant d’y être embauché en contrat à durée indéterminée en juin 2004, et de regagner l’équipe du pôle de prospective de services. J’entre pour la première fois dans le cabinet du Docteur Brigitte Font le Bret. Elle est médecin psychiatre dans la région grenobloise et intervient également au CHU de Grenoble dans le service de consultation de pathologies professionnelles. Elle sait déjà pourquoi je suis là et je comprends alors que je ne suis pas le premier salarié de France Télécom à venir la voir. Ni le dernier. Comme un nombre croissant de salariés de cette époque, je vis l’une des transformations majeures de France Télécom, décidée en 1996 sous le gouvernement d’Alain Juppé, puis en 1997 sous le gouvernement de Lionel Jospin avec l’ouverture du capital, et avant eux par l’Etat actionnaire, de Gérard Longuet à François Fillon, alors ministres de la Communication. Comme d’autres depuis le milieu des années 90, je suis touché de plein fouet par un malaise grandissant, chaque jour un peu plus violent. Un malaise qui ne dit pas encore son nom, ou si faiblement, y compris entre nous. Un malaise qui est en lien direct avec l’accélération des réorganisations, le management par le stress, l’évaluation individuelle des compétences, les mobilités forcées, les plans de départs « volontaires » à la retraite, les changements de métiers radicaux, les réductions de budgets drastiques, l’informatisation des tâches, la rationalisation des dépenses de fonctionnement. 

Notre quotidien s’accélère, nos journées se rallongent, nos soirées et nos week-ends se raccourcissent. Le prix à payer pour rester dans la course. Les dernières résistances s’estompent. Les syndicats comme les médecins du travail et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) peinent à se saisir de la question de la souffrance psychique au travail.

La rupture avec l’ancien régime de service public chez France Télécom aurait pu être plus sereine si les réorganisations successives avaient montré un souci tempéré d’équité et de respect des métiers et des personnes. L’attention s’est d’abord focalisée sur les techniciens et l’ensemble du personnel dits « de soutien », dont les tâches ont été externalisées ou sous-traitées à des prestataires non titulaires, ou encore robotisées en applications informatiques. Ceci n’est évidemment pas propre à France Télécom. Ni même le rajeunissement aux forceps, obtenu par la dis- crimination par l’âge dans les promotions et le départ forcé à la retraite anticipée. Pour comprendre cela, il suffit de se plonger dans les données confidentielles des ressources humaines pendant les trois années du plan de restructuration Next (2006-2008) : cette entreprise dont le vieillissement faisait soi-disant obstacle à sa compétitivité ne compterait aujourd’hui qu’environ 2 % de « seniors » de plus de 55 ans dans ses effectifs. Or, pour l’anecdote, l’une des premières demandes formulées par Didier Lombard, lors de sa nomination à la tête du groupe en 2005, a été d’obtenir du conseil d’administration une dérogation pour prolonger sa mission au-delà de l’âge de la retraite. Au sentiment de malaise s’ajoute le silence de la direction vis-à-vis de la souffrance des salariés. Médecins du travail, délégués du personnel et CHSCT croulent sous les demandes de conseils et les appels au secours. La souffrance entraîne la résignation, et contre toute attente, les cris des salariés ne dépassent pas les cloisons de leurs bureaux. Le décompte morbide des blessés et des morts commence.

Malgré les pressions et contre la tendance au fatalisme qui prédomine dans l’entreprise et dans la société française, les syndicats SUD PTT et CFE-CGC créent l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, première bouffée d’oxygène depuis de longues années. Gagné à mon tour par l’ambiance délétère, je subis pendant deux ans les changements de directives internes, le management par le stress et la pression constante des objectifs à réaliser en dépit du bon sens. Comme des milliers d’autres, je me demande chaque matin quelle sera la prochaine mauvaise nouvelle. Deux années où je passe mes journées à tenter de défendre mon activité et celle des doctorants dont je suis coresponsable. A justifier mon poste – celui-là même pour lequel j’ai été embauché des années plus tôt. A me demander quotidiennement ce qui me retient encore. Deux années passées à aller au travail malgré tout, à parler et penser boulot matin, midi, soir et nuit, et à chercher un sens à tout ça. Deux années au cours desquelles je crois encore fermement qu’il est possible d’inverser la tendance, que nous, salariés, pouvons tous réagir collectivement. Parfaitement conscient des mécanismes à l’oeuvre autour de moi, le sociologue que je suis ne peut alors se résoudre à admettre qu’il est lui-même engagé dans ce qu’on nomme le processus de souffrance au travail. Nous sommes au printemps 2007. Je comprends alors que je ne suis plus en état de réfléchir. Le jour de la fête du travail, le 1er mai, je demande à quitter l’entreprise.

A ce moment-là, la machine à départs volontaires est déjà bien huilée. Elle porte d’ailleurs un nom bucolique : l’essaimage. La négociation de licenciement à l’amiable est enclenchée quelques jours plus tard et ce sera la procédure administrative interne la plus simple qu’il m’ait été donné de suivre en sept années d’exercice. Le 1er juillet, je suis dehors, et le 30 septembre, je rends officiellement mon badge d’accès. Je corresponds depuis déjà un Suivront deux années d’échanges de courriers, à l’affût de toutes les initiatives, les formations et les débats, de tous les livres et les articles qui s’intéressent de près ou de loin à la souffrance au travail. Dans le même temps, notre colère se dote des armes du recul, du travail et de l’analyse, avec une seule question en tête, lancinante : que faire ? L’idée d’une écriture à deux mains prend forme.

Dans le cabinet médical du Docteur Font le Bret, les salariés de France Télécom continuent de défiler, chaque jour plus nombreux. Les demandes d’expertises pour des cas de souffrance au travail pleuvent. De mon côté, je mène mes premiers entretiens avec d’anciens collègues en difficulté. Pour la première fois depuis sept ans, j’ai le temps et l’énergie de regarder ailleurs que dans le laboratoire de recherche où je travaillais. A France Télécom, le processus de restructuration et de mobilités quotidiennes s’intensifie : 22 000 salariés constituent les premiers rangs des départs « naturels » ou « volontaires » de 2006 à 2008. La question de la nouvelle organisation du travail comme source de souffrance peine à se frayer un chemin dans le débat public. De l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, aux cabinets de médecins du travail, en passant par tous les combattants silencieux du monde de la santé et du travail, enthousiasme et abattement se superposent au fil des mois.

Entre janvier et mars 2009, deux salariés de France Télécom, âgés respectivement de 47 et 52 ans, se donnent la mort. Le 13 mars, le journal Nice-Matin relate ces deux drames et pose la question de leur lien avec les conditions de travail. La direction régionale de l’entreprise ne commente pas, par « respect pour les familles ». En avril 2009, Brigitte Font le Bret diffuse auprès de son réseau de travail un texte intitulé « Une minute de silence », message d’alerte sur l’augmentation du nombre de suicides sur le lieu de travail depuis début 2008. L’Observatoire contacte les médias, mais le sentiment qui prédomine est qu’il ne s’agit encore que d’actes « isolés ».

Le 14 juillet 2009, un salarié de France Télécom, âgé de 51 ans, se suicide à Marseille, mettant directement en cause, dans une lettre, la surcharge de travail, ce qu’il nomme le « management par la terreur » et ne laissant subsister aucune ambiguïté quant à ses motivations. 

« Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause », écrit-il. Son message est on ne peut plus limpide, mais la nouvelle de sa mort ne parvient aux rédactions des médias nationaux que le 27 juillet. Le quotidien Le Monde titre alors prudemment : « Un salarié de France Télécom se suicide et met en cause sa “ surcharge de travail ”». 

La direction du groupe reste silencieuse et n’interrompt pas le processus de restructuration en cours. Il faudra l’annonce de plusieurs nouvelles tragédies à l’intérieur du groupe pour que la direction se manifeste et que les langues commencent à se délier. Le 7 septembre, Libération relate le suicide d’un salarié âgé de 53 ans au cours de la nuit du 29 au 30 août à Lannion (Côte d’Armor). Le quotidien précise que l’homme est « un technicien à la compétence pointue et dont la qualité professionnelle n’était pas discutée ». Citant prudemment les propos d’un représentant de la CFDT, l’article fait le lien entre le drame et les « méthodes de management de l’opérateur ». Trois jours plus tard, le 10 septembre, la direction annonce au CHSCT de l’entreprise le « gel » des mutations forcées de salariés jusqu’au 31 octobre, et l’ouverture de négociations le 18 septembre visant un « accord national concernant le stress au travail ». En outre, la direction promet la mise en oeuvre d’un audit sur le phénomène des suicides, qui sera réalisé par le cabinet Technologia. Cette annonce intervient le lendemain d’une tentative de suicide d’un salarié à Troyes, qui s’est blessé d’un coup de poignard lors d’une réunion de service. Le lendemain, le 11 septembre, une salariée âgée de 32 ans se défenestre d’un immeuble parisien du groupe, et décède des suites de ses blessures, après avoir appris qu’elle changeait de chef de service.

Trois jours plus tard, une salariée d’une agence de Metz tente de se suicider en avalant des barbituriques. Cadre d’une agence chargée d’un service client, elle venait d’apprendre, en dépit des promesses tenues en haut lieu, que sa mission terminée, elle allait se retrouver en mobilité géographique. Le même jour, le 14 septembre 2009, dans une déclaration à l’AFP, la direction lance un irresponsable :

« Il est en train d’arriver ce que nous redoutions le plus, un effet de contagion » et parle de « spirale infernale ». Trois mois plus tard, le 4 décembre, la direction reconnaîtra dans un communiqué de presse l’existence de 32 suicides liés aux conditions de travail depuis janvier 2008, quand les syndicats eux-mêmes n’osent en comptabiliser que 25. La guerre des chiffres et des statistiques est lancée.

Le mardi 15 septembre 2009, Didier Lombard poursuit sur sa lancée et explique qu’il faut arrêter ce qu’il nomme une « mode des suicides ». Face aux vives réactions des salariés et des médias, il tentera de rectifier tant bien que mal le tir le lendemain sur RTL, justifiant et excusant ses propos par l’emploi malheureux du mot « mode » comme traduction de l’anglais « mood » qui signifie « humeur ». Deux jours plus tard, le 17 septembre 2009, pour mettre un terme au « malaise » qui s’est instauré entre la direction et les salariés, Didier Lombard leur envoie le bref message suivant par courrier électronique :

« Madame, Mademoiselle, Monsieur, 

Nous traversons une épreuve, collectivement et individuellement.

Comme vous, je suis bouleversé par les drames qui nous touchent et je comprends le désarroi qu’ils suscitent en interne, mais aussi dans votre entourage. Comme vous, je suis triste de l’image malmenée de notre groupe, qui ne fait pas justice à nos réussites, à nos immenses efforts, à l’esprit qui nous anime dans ce que nous avons entrepris ensemble.

Comme vous, je veux continuer d’être fier de ce que nous avons accompli et de ce que nous accomplirons encore.

Je vous fais trois promesses. Nous allons tirer les leçons de cette épreuve ensemble. Nous allons nous mobiliser pour préserver la valeur de notre travail. Nous allons continuer de construire l’édifice qui fait de nous un acteur majeur sur le marché mondial des télécommunications.

Nous réussirons. Ensemble.

Didier Lombard »

Contre toute attente, ce courrier ne fait pas de vague. Les ficelles de l’opération de communication à destination des salariés sont pourtant grosses. La faible amplitude des réactions internes est encore une fois inversement proportionnelle à la hauteur du mal-être. Vingt lignes. Vingt lignes pour résumer la situation humainement dramatique que vivent les salariés du groupe. Incompétence, ignorance ou cynisme ? Trois lignes sur vingt consacrées aux suicides, contre douze à l’image « malmenée » de France Télécom et à ses ambitions économiques internationales. Passons sur l’emploi du terme « désarroi » destiné à qualifier le sentiment des salariés − doux euphémisme − et à l’ambiguïté du mot de conclusion, « Ensemble », dont on ne sait s’il renvoie à la souffrance au travail ou aux bénéfices du groupe. Retenons simplement que le lien entre ces « drames », la politique managériale et l’organisation du travail n’est jamais évoqué.

Le 28 septembre, un salarié âgé de 51 ans met fin à ses jours à Alby-sur-Chéran, suscitant une vive émotion auprès de ses collègues du site d’Annecy-le-Vieux. Le Monde relate le drame dans un article intitulé « Les méthodes de France Télécom mises en cause dans le suicide d’un salarié ». Citant la lettre laissée par le salarié et les propos de l’épouse de ce dernier, le quotidien rapporte que ce geste est « sans ambiguïté » en rapport avec « ses souffrances au travail » et la mutation dont il était l’objet. Fait exceptionnel, pour la première fois depuis l’annonce des premiers suicides, Didier Lombard se rend sur place. Il reçoit un accueil hostile, et annonce, une nouvelle fois, le gel des mobilités forcées. Dans le même temps, Brigitte Font le Bret propose ses services au médecin du travail du site, afin de venir en aide aux salariés choqués par le suicide de leur collègue, un technicien connu et apprécié. Le médecin du travail la remercie et l’informe que la direction a mandaté l’IAPR, un cabinet spécialisé de psychologues basé à Paris, pour soutenir les salariés en difficulté. Sauf que le thérapeute envoyé depuis la capitale ne reste que la journée, ce qui l’empêche de rencontrer tous les salariés en souffrance. Le médecin du travail recontacte alors le docteur Font Le Bret pour lui demander de se déplacer et recevoir en consultation le lendemain une dizaine de salariés qui ne vont pas bien. Brigitte Font Le Bret accepte, décale ses rendez-vous et convient de retrouver le médecin du travail le jour-même, devant le plateau de France Télécom.

Entre-temps, elle reçoit un coup de fil du directeur du service de santé au travail de la région Centre-Est de France Télécom. Celui-ci la remercie vivement mais lui annonce que la direction de France Télécom préfère mettre en place un autre dispositif : un numéro vert à disposition des salariés pour joindre un psychologue au téléphone. Après plusieurs échanges téléphoniques avec la direction nationale, le directeur du service santé confirme à la psychiatre le choix de France Télécom de proposer aux salariés un numéro vert, en plus des consultations avec le médecin du travail. La direction ne reviendra pas sur cette décision. La question de l’indépendance de la médecine du travail à France Télécom est posée. Celle d’une volonté efficace de trouver des solutions à la souffrance des salariés est plus que jamais d’actualité. Le 15 octobre suivant, un ingénieur âgé de 48 ans du site France Télécom de Lannion se pend à son domicile. L’homme était en arrêt maladie depuis déjà un mois. Encore une fois, Le Monde établit le lien entre ce suicide, les problèmes internes de l’entreprise et les conditions de travail. Dans un long courrier électronique destiné aux salariés et envoyé dès le lendemain, Thierry Bonhomme, directeur de la branche Recherche et Développement du groupe fait l’annonce suivante :

« Dès aujourd’hui un dispositif d’accompagnement et de soutien psychologique dédié est mis en place pour l’ensemble des salariés du site de Lannion. Deux médecins du travail se relaient pour assurer une présence permanente sur le site. Des psychologues seront présents sur le site dès lundi. Par ailleurs une présence RH de proximité est organisée pour les prochaines semaines dans l’attente du recrutement du responsable RH, en cours. En complément une hotline d’écoute et de soutien assurée par une équipe de psychologues est disponible 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 pour tous les salariés. » Effets d’annonce, phrases chocs, communication maladroite ou irresponsable, articles de presse prudents ou parfois tendancieux… Au-delà des chiffres bruts et de la violence inouïe qui s’en dégage, l’un des premiers constats qu’il faut dresser à la lecture des évènements réside dans l’absence de leur principal objet : la souffrance au travail et la manière dont elle prend corps chez les hommes et les femmes qui la vivent au quotidien sur le lieu de travail. Qu’est-elle ? Qu’est-ce qui la caractérise ? Partout sont évoquées, assez brièvement, les conséquences et les causes en quelques phrases souvent rapides, sans que jamais ou trop rarement soient exprimés les mots, les symptômes ou les pathologies qui décrivent cette souffrance et qui sont autant de débuts d’explications et de promesses de propositions de travail en devenir. Par contre, les chiffres tiennent une place prépondérante. Deuxième constat : qui parle ? Il s’agit des médias, syndicats, de la direction, des spécialistes. Mais les salariés, dans tout ce vacarme, les entend-on ? Qui prend réellement letemps de les écouter, alors qu’ils sont les premiers touchés ?

Ce projet de livre est né de l’ensemble de ces questions souvent laissées sans réponse et d’une volonté de mettre en avant la parole et les actes de salariés en souffrance, pour tenter de comprendre. Il est l’ébauche d’un début de réflexion parmi tant d’autres. Pour les salariés de France Télécom, mais aussi pour toutes celles et ceux qui, dans d’autres structures, d’autres organisations, d’autres entreprises, se reconnaîtront. Pour les salariés, mais jamais à leur place. Qu’il soit bien clair que l’objet, ici, n’est pas et n’a jamais été la question du suicide en soi, mais bien celle de la cécité vis-à-vis des pratiques managériales et des nouvelles formes d’organisation du travail. Ou comment des vies sont sacrifiées chaque année sur l’autel de la rentabilité.

Trois choix mûrement réfléchis ont guidé l’écriture de ce livre. Tout d’abord, le Docteur Font le Bret et moi-même parlons en tant qu’acteurs de ce drame, mais aussi en tant que témoins. Autant que les salariés eux-mêmes, nous formons la pellicule d’un film sur laquelle s’impriment les histoires de chacun d’entre nous. Brigitte Font le Bret pour le suivre depuis plus de vingt ans, et moi pour l’avoir vécu pendant sept ans en tant que salarié. Acteurs et témoins de pratiques, d’un quotidien, des gestes et des corps en souffrance qui s’expriment. L’objectif est donc de pointer du doigt les causes réelles de la souffrance au travail et de sortir du débat qui porte avant tout sur les chiffres et joue sur l’émotion qu’ils suscitent. Le message en filigrane est le suivant : aucun signe sur le terrain ne laisse supposer que la mécanique en oeuvre puisse s’enrayer. Il en va de notre responsabilité à toutes et à tous de tout faire pour que cela cesse. Deuxième question difficile qui a guidé notre écriture : peut-on tout dire sur ce sujet ? Brigitte Font le Bret, en tant que médecin, est évidemment tenue au secret professionnel. Outre cet aspect légal, elle porte une responsabilité vis-à-vis des salariés qu’elle aide. La place de la confiance est fondamentale dans les rapports qu’elle entretient avec eux. Et parce que l’idée d’en trahir un nous est inimaginable, nous pensons qu’on ne peut effectivement pas tout dire, que toute anecdote ou vérité n’est pas « bonne à dire », et notamment dans la surenchère morbide. Il manquera donc peut-être à certains des noms, des dates et des lieux plus précis. Or, nous avons la certitude que sans ces détails, la force de ces récits ne disparaît pas pour autant. Mieux : qu’en les rendant anonymes, nous opérons un déplacement de cas individuels vers une vision élargie, collective. Nous mettons en évidence le cercle des responsabilités et des sources multiples qui mènent à la souffrance des salariés. Une manière parmi tant d’autres de leur dire qu’ils ne sont pas seuls. La postface rédigée par le sociologue Bernard Floris abonde dans ce sens et donne des clefs de compréhension des pratiques managériales et de leur impact sur les salariés. 

Enfin, pourquoi ce choix d’un entretien entre un ancien salarié de France Télécom et une psychiatre engagée sur les questions du travail ? Face à l’urgence sociale, nous avons été animés du désir de sortir du décompte odieux des actes auto-agressifs ou hétéroagressifs. A la lecture des longs échanges que nous avons eus pendant trois ans, il nous a semblé important de retranscrire en partie le poids de nos espoirs et de nos désillusions, sans fard, sans le voile qu’apporte parfois l’exercice théorique. Depuis 2000 pour moi. Depuis le milieu des années 80 pour Brigitte Font le Bret. Parce que les nouvelles étaient mauvaises ou parfois bonnes. Parce que ces questions remuent, parfois au-delà du soutenable. Parce que tout suicide est inadmissible et qu’il est aussi le constat d’un échec. Parce que l’on se réveille parfois en se disant que l’on n’a pas fait ce qu’il fallait, qu’on aurait pu crier plus fort, que notre voix aurait pu s’élever davantage au-dessus de celles qui se contentent de compter les morts par ignorance, par honte, par culpabilité, par intérêt parfois, mais surtout par peur de ce que ces morts cachent. Avec cette crainte quotidienne d’apprendre dans la presse ou par un coup de fil qu’un nouvel homme ou qu’une nouvelle femme s’est donné la mort.

Ce livre sous forme d’entretien dresse donc avant tout un bilan provisoire de nos échanges à un instant « t ». Sans prétention. Sans volonté non plus de nous censurer au-delà de ce qui est nécessaire, parce qu’il y a aujourd’hui et plus que jamais urgence à parler. Ce n’est pas non plus un livre à charge ou un couperet qui prétendrait clore la question, mais plutôt une discussion ouverte qui vise à interroger chacune et chacun d’entre nous sur le sens à donner à cette situation qui nous concerne tous. Cet échange se poursuit déjà aujourd’hui. Il se poursuivra demain. Et nous sommes en droit d’attendre que de plus en plus de citoyens sauront s’en saisir pour qu’enfin la parole se libère et que des solutions collectives soient apportées.