CHAPITRE 1

Django descendit les marches de son agence,

comme toujours, avec un sentiment de libération.

Le palais Brongniart, en face de lui, semblait ruminer

les opérations de la journée. Malgré le ciel

plombé, il décida de rentrer à pied. Il coupa par

la rue Brongniart pour rejoindre la rue des Jeûneurs.

Il traverserait ensuite la rue Poissonnière et

emprunterait la rue Beauregard jusqu’à la petite

rue de Bonne-Nouvelle, qui le mènerait à son appartement

rue de la Lune. Jeûneurs, Poissonnière,

Beauregard, Bonne-Nouvelle, Lune. En rentrant

chez lui, il avait souvent l’impression de tirer les

tarots à l’échelle du 2ème arrondissement. Il passait

de la Bourse au Sentier, de la spéculation à

la sous-traitance, des racines aux feuilles. Tout

en marchant d’un bon pas, il fredonnait entre ses

dents :

La Bourse de Tokyo, la Bourse de Paris

La Bourse de New York, la Bourse de Delhi

La Bourse ou la vie

La Bourse ou la vie 

Aloïs Alzheimer gratta une allumette et ouvrit

la vitre de l’habitacle avant d’allumer son cigare.

James Parkinson, assis au volant, le regardait d’un

air perdu. Il se demanda comment lui présenter

les choses de façon à ce qu’elles lui paraissent

lumineuses.

- C’est transparent, commença-t-il en souffl ant

vers James un nuage compact qui contredisait son

entrée en matière. Tu n’achètes pas quelque chose

de matériel, mais une option d’achat. En gros tu

dis : « Je ne l’achète pas maintenant, je mets une

option dessus ». Tu comprends ?

Le visage de James se couvrit d’une fi ne buée,

comme un verre tiède brusquement empli de bière

glacée.

- J’ai du mal à visualiser...

- C’est comme quand tu dis, au marché : « Mettez-

le moi de côté ».

- Oui, mais au marché, je dis juste : « Mettez-le

moi de côté. » Et je viens le chercher.

- Eh bien là, tu réserves à un prix qui, si tu as

de l’instinct, doit être avantageux. Par exemple,

expliqua patiemment Aloïs, tu achètes une récolte

de riz. Bon, peu importe qu’elle n’ait pas encore

été semée. Tu achètes la récolte 2010 au prix de

la récolte 2009. La pénurie alimentaire mondiale

s’annonçant...

Parkinson se trémoussa au volant.

- Mais la récolte 2009 non plus...

- Peu importe, coupa Alzheimer, changeant

d’angle d’attaque et faisant rouler son cigare de

bâbord à tribord. Le marché des téléphones portables

explose. Tu poses à tour de bras des options

sur les actions des boîtes extractives de minerais

qui servent à fournir les composants, sachant

que...

- Leur prix va monter, car ils sont rares et la

demande forte ! s’exclama James, émerveillé

d’avoir compris quelque chose.

- Voilà. Donc tu dis : « Fin 2009, je paie le prix

convenu, j’achète ». En même temps, tu as pris

des options de vente...

Il se tourna vers James. Derrière le gros visage

désemparé, à travers la vitre mouchetée de gouttes

éparses, il vit le blond au visage de Tatar remonter

la rue de la Lune à grandes enjambées, les

cheveux dans les yeux. Une pluie chiche battait

l’air, le soir tombait et les trottoirs commençaient

à sentir la pierre mouillée. Il passa à côté de la

Kangoo sans les remarquer.

- J’ai pas très bien compris, marmonna Parkinson

d’un air piteux.

- Le voilà, répondit Aloïs.

Pendant l’explication, son cigare s’était éteint.

Il en tapota la cendre et le glissa dans sa pochette.

James se retourna juste à temps pour voir un

costard fl uide, une moire brune où chaque mouvement

faisait apparaître des coups de pinceau

dorés, disparaître derrière la porte d’entrée. Il

fallait ne pas avoir le moindre doute sur son corps

pour porter un truc pareil.

- Et maintenant ?

- On l’attend.

Django gravit les marches sans toucher aux

interrupteurs. Dans la pénombre de la cage d’escalier,

il s’imagina être un chat, pattes de velours

et oreilles dressées, un incognito rasant les murs.

Sur le palier du deuxième étage, un hoquet de

musique s’échappa d’un appartement, craché par

la porte d’une chambre d’adolescent ouverte et

aussitôt claquée :

It feels like being married, she was

too young to miscarry

She says «bye bye my childhood dream man»...2

Il sortit la clé de sa poche et la glissa dans la

serrure sans tâtonner. Il ne mettait jamais le verrou.

Conneries. La clé lui servait juste à activer le

pêne lorsqu’il rentrait chez lui. Il referma la porte

et se dirigea vers la cuisine américaine, toujours

dans le noir. Les yeux dilatés, il s’arrêta et écouta.

Une odeur métallique et fraîche, ténue, fl ottait

dans l’appartement. Il resta un moment immobile.

Il se fi ait à l’acuité exceptionnelle de son ouïe.

Personne d’autre que lui ne respirait ici. Il aurait

entendu le souffl e retenu, le grincement sourd des

os en tension, le tremblement des muscles. Il se

détendit et ouvrit la porte du frigo. Dans le halo de

lumière blanche, il dénombra une boîte d’oeufs,

un pot de crème fraîche, un bocal de cornichons,

une boîte de Leffe, une salade verte et un sachet

de harengs de la Baltique. Son cerveau enregistra,

à l’arrière-plan, la forme étendue en travers du lit.

La décharge d’adrénaline le prit d’assaut comme

une grosse vague éclate sur un rocher et se retira

tout aussi vite, le laissant couvert de sueur.

Il alluma la lumière.

La fi llette avait le visage enfoui dans le couvre-

lit. Elle était vêtue d’un short bleu avec des

dauphins sur les poches et d’un débardeur rose

agrémenté d’abeilles brodées. Ses cheveux noirs

se déployaient sur le lit, témoignant de la désinvolture

avec laquelle on l’avait jetée là. Elle portait

des socquettes en fi n coton rose et des tennis

à talon expansé. Il la contempla, le coeur serré,

hésitant à la toucher. Puis il la fi t doucement rouler

sur elle-même.

Une jeune Chinoise, comme il l’avait supposé.

Aucune trace de coups, malgré ce qu’il identifi

ait maintenant très nettement comme une odeur

de sang. Il s’approcha du petit visage arrondi

aux yeux mi-clos. Entre les lèvres entrouvertes,

les dents étaient roses. Le corps de la gamine, souple

et tiède, bougeait encore une ou deux heures

plus tôt. Absurdement, il décrocha un blouson dans

sa penderie et le lui enfi la, comme il aurait fait à

une adolescente saoule qui aurait risqué de

prendre froid. Ses bras frêles lui donnèrent envie

de pleurer.

Après l’avoir installée dans une position confortable,

la tête sur l’oreiller, il ouvrit un tiroir de sa

commode et extirpa d’une chemise son ordinateur

portable. Ayant mis en place toutes les perfusions

de l’appareil, il tapa www.pepinieresdempires.

com. Il tapait vite, avec tous les doigts de la main

gauche et seulement deux de la main droite. Il

devait à un accident de pétard, quand il était enfant,

de porter le prénom du virtuose Manouche.

D’autres, dans sa partie, l’avaient surnommé le

Gaucher, ou de manière plus espiègle, Billy the

Kid. Pour toutes les formes d’affrontements, les

gauchers sont avantagés dans les cultures droitières.

Ils déstabilisent leurs adversaires. Mais Aliocha

n’était pas un vrai gaucher. C’était un droitier

mutilé.

Quelques minutes plus tard, il s’appelait la

Phalène, vieille sorcière vivant au 23ème siècle

dans une banlieue de la tentaculaire conurbation

Karks-Philaït-Spiroo, sur la planète Blackstorm,

et attendait dans un bouge mi-bordel mi-académie

de billard que le Lance-Flammes vienne boire un

coup.

- Holà tavernier, râla-t-elle de sa voix de

rogomme, un bol de dynamite !

Le Lance-Flammes se pointa aussitôt.

- À ta santé, compagnon. T’en veux ?

- Pas pour le moment. Tout va bien, Phalène ?

- J’ai dû passer un peu trop près des cuves, les

nucléos m’ont pas loupée. Me voilà phosphorescente.

- C’est emmerdant, commenta laconiquement le

Lance-Flammes.

Le tavernier vint poser à leur table le détonnant

breuvage.

- Je peux faire quelque chose ?

- Non. Prends un peu de dynamite, pour la

route. Avec ce cocktail vitaminé, je pèterai le feu

pour le Carmentran des tueurs.

- On peut annuler... J’en toucherai un mot à la

Cisaille.

- Pas la peine, c’est pas contagieux. Je me

soigne.

- À ta santé, Phalène. Tavernier !

- Santé, Lance-Flammes. Laisse, c’est pour

moi.

Aliocha quitta le jeu de rôles en ligne, refermant

l’un après l’autre les univers cybernétiques

emboîtés comme des matriochkas. Puis il éteignit

le portable, débrancha les fi ls qu’il rangea soigneusement

dans un compartiment de son bureau,

replia l’appareil et le glissa, à peine tiède, dans la

jambe d’un pantalon. La fi llette immobile sur son

lit, les genoux fl échis, lui sembla plus morte que

tout à l’heure. Il frissonna et la prit dans ses bras.

- C’est ça les produits dérivés ? On achète des

options sur des options sur des options ?

- Pas seulement. Les transactions à terme de gré

à gré sont les plus primitifs de ces produits...

- Le voilà, coupa Parkinson.

- Qu’est-ce qu’il fait ?

- La connerie que nous attendions. Sors l’appareil.

Tchorniévitch portait dans ses bras la petite

Chinoise en short et blouson de cuir. La jolie tête

un peu ébouriffée reposait sur sa poitrine. C’était

embêtant, elle avait l’air simplement endormi.

Alzheimer haussa les épaules et commença à mitrailler.

Avec cet appareil à infrarouge, nul besoin

de fl ash. Le grand blond n’avait pas remis son

costard, il était en chemise et ruisselait de sueur

malgré la fraîcheur du soir. La rue était déserte,

mais qui se serait étonné de le voir transporter

jusqu’à sa voiture une petite fi lle assoupie ? Il

l’assit sur le siège passager, boucla sa ceinture et

referma délicatement la portière. Puis il fi t le tour

de la Saab blanche par l’avant pour s’installer au

volant. Parkinson mit le contact et attendit que

Tchorniévitch soit passé devant eux pour démarrer.

Il lui sembla que le grand échalas lui jetait

un regard perçant, mais avec ces cheveux dans

les yeux et l’éclairage irrégulier de la rue, comment

savoir ? Alzheimer shoota la plaque d’immatriculation

de la Saab tandis qu’il s’engageait

derrière elle, à bonne distance, dans la rue d’Hauteville.

Le Tatar roulait au pas, comme s’il était

ivre et musardait. Il tourna soudain dans la rue des

Petites-Ecuries. Parkinson accéléra. Lorsqu’il

arriva au croisement, la Saab avait disparu.