Le Poids des lobbies (La Politique ne me fait pas perdre le Nord de Karima Delli - Extraits)
« Chère Karima Delli,
Tout d’abord, félicitations pour votre brillante élection au
Parlement européen. Bienvenue à Bruxelles !
Vous trouverez ci-joint un questionnaire destiné à nous aider
à mieux vous connaître. Si vous avez l’amabilité de le remplir
et de nous le retourner, nous vous ferons parvenir un chèque d’une
valeur de 200 euros, que vous pourrez reverser à une association
caritative ou conserver pour votre bénéfice personnel.
Dans l’attente de votre réponse, veuillez agréer (…) »
Les cartons jonchent encore le sol de mon nouveau bureau bruxellois au Parlement européen. Assise sur mon fauteuil, je reste bouche bée face à ce courrier que je tiens entre les mains. Il émane d’un laboratoire pharmaceutique. Seulement dix jours après mon arrivée à Bruxelles, je me trouve déjà sollicitée par les lobbies. Sacrée entrée en matière ! Plutôt que de bénéficier d’un guide des bonnes pratiques à l’usage du nouvel élu, qui serait le bienvenu, je reçois la boîte de Pandore elle-même, par colis recommandé, qui s’agite dans tous les sens et ne demande qu’à être ouverte !
Je pourrais tranquillement remplir ce questionnaire sur un coin de table, l’envoyer, toucher 200 euros en retour, et personne n’en saurait jamais rien. Ce courrier ressemble presque à une mise à l’épreuve pour tester notre capacité de résistance. Et c’est bien connu : en général, quand on descend la première marche, on dévale ensuite l’escalier en entier, la tête la première.
Dans mon esprit, cette lettre déclenche instinctivement une alarme. Elle me rappelle combien il est important d’avoir un comportement exemplaire, éthique en politique. J’ai été élevée à « l’école Marie-Christine Blandin ». Pendant des années, au Sénat, j’ai constitué en tant qu’assistante parlementaire la frontière entre les lobbyistes et mon élue, recevant de manière régulière des coups de téléphone ou des sollicitations directes de leur part dans les couloirs du palais. Quand ils ne tentaient pas de passer par la porte, ils utilisaient la boîte aux lettres pour nous contacter, se débrouillant pour glisser à notre attention des amendements pré-rédigés pour tel ou tel texte en discussion. Nous avons fait l’objet de sollicitations sur tous types de sujets, de l’agroalimentaire aux télécommunications. Elle m’a donc appris à me méfier de tous ces représentants de groupes d’intérêts. Comme elle me disait : « Ce ne sont pas eux qui font les lois. »
Madame Lobby
Dans mon bureau à Bruxelles, j’ai affecté une armoire au stockage de leurs gentilles attentions. Elle s’appelle Madame Lobby, et accueille une bonne partie des cadeaux reçus pendant mon mandat : bouteilles de vin, trousses de toilette avec produits de beauté. Tout est bon pour tenter d’amadouer les élus !
L’industrie du tabac se veut particulièrement généreuse en la matière. Elle n’en finit pas de lutter pour préserver sa nouvelle poule aux oeufs d’or : la cigarette électronique. Pour elle, aucun cadeau n’est trop beau pour essayer d’empêcher le législateur de restreindre le champ de consommation de ce qui constitue, à mon avis, une porte d’entrée vers le monde du tabac.
C’est ainsi que j’ai reçu un joli coffret composé d’une cigarette électronique, de sa recharge et de becs de différentes couleurs. Un courrier accompagnait le « présent ». Il disait en gros : « Regardez comme nous sommes sympas, nous avons trouvé une fantastique alternative à la cigarette, bien moins nocive. »
Sauf que cette absence de nocivité n’est pas encore démontrée. Le lobby bancaire fait partie des groupes de pression les plus puissants qui soient à Bruxelles. Il faut dire que les décisions prises au niveau de l’Union européenne, première puissance économique mondiale, impliquent des masses d’argent phénoménales. Les groupes bancaires qui s’y déploient sont tentaculaires, et ont nombre d’intérêts à défendre…
Néanmoins, la situation est plus contrôlée qu’elle ne peut l’être en France. La liste des assistants parlementaires est rendue publique, et il est scrupuleusement vérifié que ces derniers ne travaillent pas, en plus de leur activité au Parlement, pour un quelconque groupe privé. Une liste des lobbies accrédités est tenue (sur la base du volontariat), leurs représentants sont reconnaissables à un badge, et leurs allées et venues consignées dans un registre à l’entrée du Parlement.
Mais ces garde-fous n’empêchent pas les dérapages, loin s’en faut. Le scandale est arrivé en 2011 par la grâce d’un article du journal anglais The Sunday Times. Se faisant passer pour des lobbyistes du secteur bancaire, les journalistes de l’hebdomadaire sont entrés en contact avec des députés européens et leur ont proposé de grasses rémunérations, allant jusqu’à 100 000 euros par an, en échange d’amendements favorables à l’industrie financière. Une quinzaine d’élus se sont montrés réceptifs à leur avance ; trois sont finalement passés à l’acte. Des enregistrements des échanges entre les faux lobbyistes et les députés ont été diffusés. Les sociaux-démocrates comme les conservateurs ont été éclaboussés par le scandale. Deux des députés salis ont démissionné sur-le-champ. Le troisième, le roumain Adrian Severin, continue de clamer son innocence,
contre toutes les évidences. Il siège toujours au Parlement mais a été exclu du groupe des sociaux-démocrates.
Cet épisode, en tout cas, a mis en valeur, non seulement la puissance d’attraction que peuvent exercer les lobbies, mais aussi les faibles ressources dont nous disposons en termes d’expertise technique. Le travail législatif sur certains sujets s’avère très pointu et, malheureusement, tous les députés ne témoignent pas d’un grand entrain quand il faut se mettre à approfondir les dossiers.
Interrogé par l’agence de presse Reuters, le député français Jean-Paul Gauzès (PPE) estime ainsi : « Pourquoi devrais-je écrire des amendements pires que ceux de l’industrie ? Ce sont des sujets très techniques. Ils doivent être écrits précisément. Les lobbyistes les écrivent beaucoup mieux que moi. » Terrible aveu d’impuissance.
Les groupes de pression influent en permanence. Si la Pologne, par exemple, pense que la croissance de demain est fondée sur l’exploitation des gaz de schiste, nous savons très bien que sa position s’inspire de celle des lobbies du secteur pétrolier. Il en est de même de leur attitude sur l’énergie nucléaire, qu’ils cherchent à favoriser avec l’argent européen. Un excellent site Internet, www.lobbyPlag.eu, contribuera d’ailleurs à montrer combien certains parlementaires se contentent
de copier-coller les amendements fournis par les lobbies. En fondant l’association Finance Watch, sorte d’anti-lobby censé nourrir la réflexion des députés sur les questions financières, Pascal Canfin apportera un début de solution à ce problème.
Extrait du chapitre V : "Le Poids des lobbies" de La Politique ne me fait pas perdre le Nord de Karima Delli
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