Le dix-septième de Eric Debeir - Chapitre 1
Une nuit, déjà mort…
Une ville sans nom, octobre d’une année perdue
Le docteur Harneni se massa les tempes avec soin en retenant
de ses doigts fins ses lunettes rondes. Il garda un instant
cette position, étirant cette parenthèse de calme, incapable de
reprendre la conversation qu’il venait d’avoir avec ce monsieur…
monsieur comment, déjà ? Impossible de retrouver son nom.
Un tremblement parcourut son échine, il réintégra une réalité
plutôt pénible : l’homme se tenait toujours là à quelques mètres
à peine, ses gigantesques yeux globuleux braqués sur lui. Cela
faisait deux heures qu’il revenait sans cesse à la charge, deux
heures qu’il se gonflait de mines grotesques et de petits hurlements
aigus chaque fois que le médecin tentait une nouvelle
manoeuvre pour se débarrasser de lui. Deux heures que le docteur
endurait cette entrevue pénible en plein milieu d’un des
couloirs principaux de l’hôpital. Et ces deux heures pesaient
bien autant qu’une nuit de fatigue. Il prit sa voix la plus douce
et recommença :
« Ce que j’essaie de vous dire, monsieur… monsieur… »
« Jamel, je m’appelle ! »
Une longue inspiration. Son esprit interrompit la scène, sans
doute par instinct de survie. Il détailla à nouveau son interlocuteur.
La trentaine, guère plus, de petite taille et d’apparence
très négligée. D’origine arabe, il lui rappelait un chien de rue,
une de ces bêtes à moitié sauvages prêtes à mordre de peur au
premier péril.
« Ce que j’essaie de vous faire comprendre, monsieur Jamel,
c’est que j’ai bien peur qu’il n’y ait pas de solution miraculeuse
pour le traitement de madame Anna Liepschitz. Croyez bien
que je suis pleinement… »
Une autre respiration.
« Pleinement conscient de ce que ces moments sont toujours
très durs pour les proches, mais sachez que nous aurons fait tout
ce qui était en notre pouvoir, et qu’à son âge, certaines pathologies
sont difficilement susceptibles d’être traitées par nos… »
« V ous mentez ! »
Le docteur recula de deux pas sous la force du cri de Jamel.
Il sanglotait à nouveau, le visage boursouflé de colère, et levait
le poing gauche dans un geste à la fois grotesque et désespéré,
comme s’il s’apprêtait à frapper son interlocuteur. Il se moucha
bruyamment dans les vestiges d’un mouchoir et saisit d’une
main creuse et sale la veste du médecin.
« V ous mentez ! Vous mentez et vous savez que vous mentez,
et je sais que vous mentez parce que vous avez dit tout à l’heure,
vous avez dit qu’on peut la guérir, que c’est possible, que c’est
une question d’argent ! »
Le mot « argent » avait fendu l’air comme un crachat.
« Et moi… et moi… »
Et Jamel se balança d’un pied sur l’autre, à la recherche de
ses mots :
« E t moi… Je ne veux pas qu’elle meure. Dites-moi combien
il vous faut et je trouverai l’argent, dites-moi combien ! »
Le docteur consulta sa montre du coin de l’oeil. Onze heures.
Le petit monsieur lui gâchait sa nuit depuis maintenant deux
heures et trente minutes. Il était temps de se consacrer à une
nouvelle activité.
« Tu t’en es débarrassé comment, du gueulard qui te collait
aux chaussures ? »
Yves Hernani ne répondit pas tout de suite à son collègue. Il
s’effondra dans un large fauteuil et s’alluma une cigarette avant
d’expliquer d’une voix lasse :
« Je n’en pouvais plus. Il revenait sans cesse à la charge en
demandant par quel miracle j’allais sauver la vieille peau. Je l’ai
envoyé balader en lui disant que, s’il ne me ramenait pas un
million de lires d’ici à demain matin, elle serait perdue. Oui,
je sais, ce n’est pas glorieux… Mais bon, je ne voulais vraiment
pas perdre ma nuit à le moucher et à lui faire croire qu’on allait
faire quelque chose… »
« Hé. Imagine qu’il revienne demain avec l’argent ? »
« Tu rigoles ? »
Il souffla devant lui un épais nuage de fumée.
« E ncore une fois, je ne lui ai dit ça que pour qu’il me fiche la
paix. Il doit déjà avoir bien assez de mal à se payer une chambre
chaque nuit. M’étonnerait pas plus que cela qu’il passe plus de
temps à la rue que sous un toit, pour tout te dire. »
« Un lien familial entre les deux ? »
« Aucun ! À ce que j’ai cru traduire de ses grognements, elle
se serait parfois occupée de lui, mais rien de plus. Elle-même est
une vieille femme abandonnée qui a dépassé les quatre-vingtdix
années et qui aurait dû partir depuis longtemps. Madame
Anna Liepschitz. Pas de famille connue, crevant à petit feu dans
un modeste deux-pièces au sud de la ville. De toute manière,
je serais sincèrement étonné qu’elle passe la nuit, elle s’est déjà
arrêtée deux fois aujourd’hui. La prochaine fois, je la laisse
partir et bon débarras ! »
Le collègue du docteur Harneni se contenta d’un hochement
de tête et lui servit un café pour conclure la discussion.
Au même moment, les ruelles de la ville abritaient une course
sans fin. Trempé par la pluie battante, Jamel s’enfonçait dans
la nuit et laissait le monde s’évanouir autour de lui. Ses jambes
bougeaient d’elles-mêmes. Sous son crâne, les pensées s’entrechoquaient
avec violence.
Il lui fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Quelque part,
cette phrase aurait pu s’appliquer à toute sa vie depuis le jour
où, encore enfant, il avait été jeté à la porte de chez lui et s’était
égaré dans la rue entre petits boulots et minuscules larcins. Mais
jamais il n’avait ressenti en lui une telle volonté.
De l’argent, il lui fallait de l’argent, n’importe quel argent.
Car elle ne devait pas mourir. Pas elle. Les autres, il s’en foutait
royalement, mais elle, c’était… c’était différent. Il revoyait ses
yeux clairs alors qu’il franchissait sa porte, un peu maladroit,
toujours honteux pour partager avec elle un thé et quelques
phrases. Elle avait été la seule personne dans son existence à
le considérer non pas comme un voyou ou un animal à peine
dangereux mais comme un être humain. Il se souvenait avec
amertume de son inconfort quand, enfoncé dans son gigantesque
fauteuil, il rongeait un vieux gâteau sec en l’écoutant divaguer
sur sa vie passée.
Le jour où elle avait été transportée à l’hôpital, il avait erré
désespéré dans les rues de la ville. Il était venu la voir chaque
soir, elle, prisonnière de son lit blanc en métal et couverte de
tubes en plastique à l’aspect inquiétant. Chaque soir jusqu’à
cette nuit. Il avait détesté ce médecin d’emblée. Une ordure, il
en était convaincu. Et l’entendre signifier de sa voix méprisante
qu’Anna, la femme qu’il avait peu à peu intégrée à son univers
comme la famille qui lui manquait, allait mourir ? Mourir bêtement
de cette loi fatale qui fait partir les pauvres plus vite que
les autres ? Il ne l’avait pas supporté.
Jamel avait toujours évité de grandir, son instinct lui avait
soufflé qu’il y perdrait plus qu’il ne pourrait jamais y gagner. Mais
pour la première fois de toute sa vie, il avait pris une décision
plus grosse que lui. Il agirait. Par quel miracle ? Il n’en savait rien,
mais sa volonté s’affûtait et aiguisait son corps à mesure qu’il
courait comme un chien enragé sous la pluie glaciale. Il fallait
de l’argent ? Il trouverait de l’argent. À n’importe quel prix.
Il s’arrêta, à bout de souffle, au coin d’une allée plutôt bourgeoise.
Il reconnut l’endroit pour y avoir traîné plusieurs fois. De
la lumière débordait du rez-de-chaussée. Un bijoutier vivait là,
il l’avait plusieurs fois chassé des environs. Jamel était hypnotisé
par la fenêtre ouverte, l’air idiot, incapable de penser…
« Docteur Harneni ! Docteur Harneni ! »
Les épaules du médecin s’affaissèrent sous l’appel de la jeune
infirmière affectée à l’un des étages inférieurs. Il fit volte-face
et songea avec philosophie que, si le Grand Dieu des Docteurs
avait décidé de lui gâcher la nuit, il ne pourrait pas se défendre
éternellement.
« Docteur Harneni ! La vieille dame du 256 ! Elle s’est arrêtée
! »
Le sourire mourut avant même d’atteindre ses lèvres. Un
problème de moins, pensa-t-il en suivant d’un pas lent l’infirmière
en direction de la fameuse Anna Liepschitz.
L’averse avait mué en un violent orage dont le vacarme emplissait
l’hôpital. Les couloirs semblaient habités d’une ombre mauvaise,
les lampes peinaient à éclairer correctement le bâtiment,
et les carreaux des fenêtres résonnaient des assauts répétés de
la pluie décidée à prendre possession du lieu.
Ecrasé par l’ambiance qui régnait autour de lui, le médecin
se réveilla face à la porte de la chambre, le regard implorant de
l’infirmière sur ses épaules.
« Nos nerfs sont à bout, et l’orage ne va rien arranger »,
songea-t-il.
Peu rassuré, il poussa la porte et rentra dans la chambre.
La vieille allemande était bien la seule source de calme dans
la pièce. La pluie s’introduisait par la fenêtre ouverte qui sous le
vent avait volé en éclats contre un des murs de plâtre. Faisant
tant bien que mal abstraction du froid et du bruit, le médecin
s’avança et consulta rapidement sa patiente. Sa respiration n’était
plus qu’une plainte diffuse, son coeur imperceptible.
Il se retourna et entraîna l’infirmière avec lui vers la porte
en lui murmurant d’une voix faible :
« Il n’y a plus rien à faire la concernant, mon petit, vous fermerez
la porte et nous appellerons le service mortuaire demain
matin. »
Ils marchèrent ensemble vers la sortie. Mais alors qu’il franchissait
le seuil de la chambre, un gigantesque coup de tonnerre
le cloua sur place, le faisant presque chuter. Un choc d’une
violence inouïe lui transperça l’âme, immédiatement suivi d’un
éclair qui dévora les murs autour de lui. Pendant une durée
impossible à estimer, il fut paralysé, les bras prostrés autour de
son crâne, avec encore le hurlement prolongé de l’infirmière
dans sa mémoire.
Le bruit de la pluie.
Calme et régulier, le bruit de la pluie.
Quand le docteur recouvra ses esprits, il se tenait en équilibre
contre un des murs de la chambre, l’infirmière agrippée
à sa veste. Il lui fallut un effort démesuré pour retrouver un
semblant de calme.
« Tout va bien ma petite, tout va bien… »
Lui-même y croyait peu.
« Nous sommes à bout et c’est bien la première fois que je
vois un pareil orage. Nous allons sortir d’ici et nous reposer un
peu avant de reprendre… »
« Docteur ! »
L’infirmière désignait d’une main fébrile le lit de feue madame
Liepschitz, la bouche entrouverte. Le médecin lui-même ne
put retenir une exclamation. La poitrine de la vieille femme
s’élevait et s’abaissait au rythme d’une respiration harmonieuse.
Une courte analyse confirma ses craintes. Son coeur était reparti
et le pouls semblait régulier. Aussi impensable que cela pouvait
paraître, madame Anna Liepschitz, condamnée quelques
minutes plus tôt, vivait.
« Qui est là ? Sortez immédiatement ! »
Jamel se recroquevilla un peu plus dans son refuge. Les coups
contre la porte redoublèrent.
Il y avait presque cru au début. Il avait bien réussi à se faufiler
dans la bijouterie. N’osant croire à sa chance, il avait fureté
de tous côtés, chassant la moindre cachette. Jusqu’à ce qu’une
exclamation de victoire sonne sa réussite, la découverte d’un petit
trésor dissimulé par son hôte. Mais la joie s’était vite gâtée. Le
cerveau du voleur revivait la scène comme autant d’instantanés
irréels. La silhouette du bijoutier armé d’un fusil émergeant du
vide. Une porte fermée à clé, les pas dans son dos. La recherche
désespérée d’une cachette en heurtant des meubles invisibles.
Et enfin, ce cagibi de deux mètres carrés, fermé de l’intérieur.
Jamel déglutit en détaillant à l’aide de ses doigts l’état de
son agresseur. L’homme de l’autre côté de la porte en bois était
méchant, armé et furieux. Trois raisons valables de succomber
à l’épouvante.
De nouveaux coups résonnèrent jusque dans le corps de
Jamel. Fuir. Se casser. Dégager d’ici. Il allait le tuer, il avait un
fusil, et lui était un voleur… L’équation se résolvait toute seule :
il allait mourir.
Il sentit le désespoir l’envahir goutte à goutte. Les murmures
sourds de la pluie et de l’orage traversaient l’un des quatre murs
de sa minuscule tombe. Son impuissance le remua comme une
mauvaise maladie. De l’autre côté, la liberté. De celui-ci, un
bijoutier, la mort à la main.
Un craquement sec. L’homme venait de transpercer la porte
d’un coup de crosse et enfonça le canon de son fusil à travers
l’orifice. Jamel entendit un très léger rire. L’embout de métal
frôlait presque son ventre. Voilà, c’est comme ça que finissent les
Jamels, pensa-t-il amèrement. Sauf qu’il avait l’argent dans les
mains. Qu’un tas de pierre stupide l’empêchait de rejoindre le
docteur pourri capable de sauver la vieille Anna. Il devait sauver
la vieille femme. C’était important, plus important que tout.
Les murs se troublèrent autour du fuyard, et les bruits s’éloignèrent.
Il fut incapable de dire si l’explosion si lointaine qu’il
venait d’entendre provenait de l’orage ou de l’arme du bijoutier.
Il n’y eut plus que le noir.
Six heures du matin. La pluie s’était tue depuis déjà quelques
heures. Le docteur Harneni goûta son café avec plaisir. Fin de
la garde. Fin de cette putain de nuit. Sa tasse en équilibre, il
savoura cet instant de grâce, son premier repos depuis le début
de son service. Une longue inspiration.
Un reniflement discret derrière lui.
La sensation désagréable du liquide qui lui brûle la jambe
gauche.
« Par pitié. Je vous dis bien par pitié : barrez-vous ! Foutezmoi
la paix. Cet hôpital doit compter au moins une centaine de
mes collègues, tous disposés à avoir de passionnantes discussions
avec vous sur l’injustice du système médical, je vous… »
« Elle vit ? »
Le médecin perdit le fil de sa colère : « E uh… enfin… oui,
jusqu’ici, elle… »
« Voilà votre argent. »
Le sac atterrit sur les pieds du docteur. Il le saisit avec précaution,
l’ouvrit, le referma, respira profondément, le rouvrit.
La voix de Jamel avait la consistance d’un rêve :
« V oilà. Il y a même beaucoup plus que ce dont vous avez
besoin pour l’instant. Je vous en ramènerai d’autres. Et vous
allez la guérir. Si elle meurt, je vous tue. »
La dernière phrase fit sursauter le médecin. Il réalisa en se
redressant que son interlocuteur avait disparu sans un bruit.
Impossible de deviner par où il s’était enfui. Pendant quelques
minutes, il resta muet devant les liasses de billets fourrées dans
le sac. Puis il referma le magot et prit le chemin de son domicile
d’un pas lent.
En d’autres circonstances, le docteur Harneni aurait sûrement
été déposer ce sac à la police. Il aurait donné le signalement de
Jamel et s’en serait lavé les mains. Sauf que ces temps-ci étaient
particuliers. Il se savait incapable d’appréhender pleinement ce
sentiment. Peut-être que pour l’une des premières fois de sa vie,
il avait eu peur, sincèrement. Peut-être aussi qu’il avait envie
de garder cet argent…
Le jour se leva et accompagna le médecin jusqu’à son lit. Il
s’y effondra et déversa dans le sommeil tout le poids de cette
nuit.