Six pieds sous les vivants - Extraits
Octobre.
10 h 14. Rédaction de Parisnews.
Mona en est à son sixième café. La saison est
plutôt calme. La grève des éboueurs qui s’étend,
lentement, aux autres professions, monopolise les
médias. Les morts meurent toujours.
Aussi salement qu’avant. Ils ne s’arrêtent jamais.
Simplement, en ce moment, on ne les voit plus.
On les oublie.
Le portable se déclenche. Cours vite, de Silmarils.
Pas évident à télécharger, comme sonnerie.
L’interlocuteur, sans préambule :
- Un macchabée pour toi.
Elle soupire :
- Dans ma rubrique, aux faits divers, des macchabées,
il y en a tous les jours, partout. C’est le
seul secteur qui ne connaît ni la crise ni le droit
de grève.
Moïse, au bout du fil, est le nouveau contact de
Mona au sein de l’Institut médico-légal de Paris,
quai de la Râpée. C’est son ancien indic, Gros
Marc, qui les a branchés ensemble lorsqu’il est
parti à la retraite voilà deux mois. Mona et Moïse
n’ont pas encore appris à bien se connaître. Ils
ne sont pas amis, loin de là. Leurs rapports se
bornent à un échange de bons procédés qu’elle se
fait rembourser en notes de frais. Et Moïse semble
bien décidé à lui montrer qu’il est à la hauteur.
Langlois, patron solide et ancien reporter, ne voit
pas d’inconvénient à ce type de marchandage.
Il sait comment ça fonctionne, comment tourne
le monde et spécialement celui de l’information.
L’argent. La seule chose vraie au pays des
vivants. Et puis, avoir un bon contact dans les
murs de l’IML est indispensable pour une journaliste
de faits divers. C’est ici que tout se passe
et que tout fi nit. Charge à elle, plus tard, sur papier,
de ressusciter ceux d’en bas. Avec ses mots,
avec ses termes. Un éloge, une épitaphe. Avec ses
mots, avec ses termes. Tout ce qui restera d’eux.
- Ouais, mais celui-là, il est spécial, reprend
Moïse. Tout frais. On vient de nous l’amener il
y a pas un quart d’heure. Une star du rock, ça
t’intéresse ?
Mona se redresse. Elle imagine déjà Mick
Jagger, en séjour dans la capitale, mort d’une
électrocution ou victime d’une chute.
Elle imagine Lou Reed en pleine embolie
cérébrale. AVC foudroyant.
Elle songe à Bono, étouffé dans son vomi par
une OD de barbis.
Elle espère Amy Winehouse, des bouteilles de
J&B étalées autour d’elle, partout.
Elle voudrait croire à Nick Cave, pendu dans la
suite royale du George V.
- Adriana de Rais, tu connais ?
- Qui ? murmure Mona, un brin désappointée.
- Adriana de Rais.
- Qu’est-ce que c’est que ce nom ?
- Un nom de scène. Son vrai nom, c’est Albert
Duplot. Ca fait moins glam. C’est une star, comment
on dit, aujourd’hui ?... underground. Culte,
si tu vois ce que je veux dire. Un peu oubliée, mais
je préfère te le dire tout de suite, le gus a plus
de tête. Décharge de calibre 12 en pleine poire.
Les flics pensent à un suicide. Pour l’instant, c’est
motus. J’ai pensé que...
Mona le coupe.
- Okay. Laisse-moi cinq minutes et je te rappelle.
Si ça vaut le coup, on dit tarif habituel ?
- Tarif habituel.
Mona raccroche.
Elle tape en vitesse le nom sur le clavier.
Vérifi er. Bon, on ne peut pas connaître tout le
monde, hein ?
Des sites. Des sites en tout genre.
Forums.
Blogs.
Pages perso.
Communautés virtuelles.
Liens.
Cookies.
Amis.
Myspace.
Web 2.0.
U.R.L.
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Partout et nulle part.
Chirurgie.
Prostatectomie.
Fistulisation.
Suicides d’adolescents.
Fusillades.
Amphétamines.
Gang bangs.
Elle se demande quel lien il peut y avoir avec
Adriana de Rais.
Au premier site dédié :
Site en travaux.
Au second :
Cette page n’est plus disponible.
Puis :
Serveur introuvable.
HTTP - File not found.
Désolé. Problème technique.
Erreur CGI. L’application CGI a mal fonctionné.
Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Impossible
d’avoir la moindre information sur ce
supposé artiste.
Elle sort de son bureau. Apostrophe Karine, sa
collègue des pages politiques.
- Dis, Karine, ton PC marche bien ?
L’autre regarde Mona de cet air excédé qui ne la
quitte jamais.
- Bien sûr qu’il marche. Je suis en train de
bosser, là. Avec ces mouvements sociaux, c’est la
folie. Pas comme d’autres rubriques...
Mona ressort. Inutile d’insister. Elle n’a pas
beaucoup de temps. On verra ça plus tard. S’il y a
un scoop, c’est maintenant. Dieu sait qu’elle n’est
pas la seule journaliste sur Paris à s’occuper de la
mort au travail.