Le Cinquième clandestin - Extraits
PROLOGUE
Rue Mouffetard, 23h30, des relents de friture
et d’huile à brûler s’échappent des restaurants à
fondue, se mêlent aux rires des étudiants et des
touristes venus se saouler au blanc de Savoie et à la
mauvaise bière, et glissent le long des façades, de
la montagne Sainte-Geneviève vers l’église Saint-
Médard. Les mains avides se serrent, les corps
s’enlacent, les verres se lèvent, et les trottoirs se
congestionnent et se vident au rythme effréné des
allées et venues des noctambules. L’été n’en fi nit
plus de s’étirer. La rumeur lèche les vitrines des
échoppes, remonte le long des gouttières, escalade
les balcons et parvient jusqu’à ta fenêtre, cinq
étages plus haut, à peine atténuée par le vacarme
des voitures, rue Monge, deux pâtés d’immeubles
plus loin.
Toi en haut, eux en bas, ironie du sort.
L’air est lourd et la peau de ton dos est moite.
Tu trembles.
Une goutte de sueur glacée coule au creux de tes
reins. Les coutures de tes vêtements trop étroits
t’irritent le cou et l’entrejambe. Tu remplis tes
poumons d’air à la recherche d’un peu d’espoir,
mais seule l’odeur écoeurante de la peur se fraie
un chemin jusqu’à toi.
Pour lui, pas pour toi.
Pour lui seulement, qui se pend à tes bras. Ton
bébé. Ta vie et ta souffrance. Enfi n endormi après
une journée à hurler en tétant ton mauvais lait.
« Je suis désolée. »
Prise d’une soudaine crise d’angoisse, tu t’éloignes
de la fenêtre grande ouverte et tu résistes à la
tentation de la fermer et d’oublier les six derniers
mois passés à fuir et à te cacher. Tu jettes un
oeil derrière toi. Le matelas posé à même le sol,
la peinture des murs gorgée d’humidité, le petit
réchaud à gaz coincé entre une étagère branlante
et l’évier. La radio diffuse une musique agressive
dans une langue que tu ne comprends pas. Deux
mois qu’ils t’ont coupé l’électricité, quatre mois
que tu ne paies plus ton loyer.
Pour lui, uniquement pour lui.
Les coups de poing du propriétaire ont cessé
de pleuvoir sur la porte depuis trois jours et tu
ne sais pas ce qui t’effraie le plus, son silence ou
sa colère.
Ou ses amis.
« Tellement désolée. »
Pour lui, pour lui, pour lui.
Puis le propriétaire est revenu ce matin, il t’a
parlé depuis le palier, suffi samment fort pour que
les voisins ne perdent pas un mot de ce qu’il
disait. Sa voix était lourde de menaces, ponctuée
d’éclats de rire malsains. La haine dans sa bouche.
Tu te bouchais les oreilles pour ne rien entendre.
Quand il s’est enfi n tu et quand les marches de
l’escalier ont cessé de grincer sous son poids, les
mots se sont frayés un chemin jusqu’à ton esprit,
jusqu’à ne former qu’une seule et même menace :
expulsion.
Pour toi.
La mort.
Paniquée, tu as prié en silence toute la journée,
serrant ton bébé contre toi, implorant le ciel pour
qu’un miracle ait lieu et maudissant les hommes
qui t’ont conduite ici. Les heures ont défi lé et
maintenant que tu sais que personne ne viendra
t’aider, tu t’avances à nouveau vers la fenêtre. Tu
balaies du regard les toits des immeubles environnants,
à la recherche d’un signe. Tu pleures,
tu pleures et tu enjambes le rebord. Tu pleures, tu
pleures, ton enfant s’agite dans son sommeil. Tu
pleures, tu pleures, mais tu sais que la délivrance
et proche.
Pour toi, donc pour lui.
Tu te laisses basculer dans le vide.
Puis tu lâches prise.
Un cri d’effroi retentit, des bruits de pas se
pressent autour de ton corps, allongé sur le trottoir,
des mains tâtent ton cou, caressent tes cheveux,
tentent de prendre ton bébé, mais tes bras sont
comme un étau.
Sirènes et hurlements.
Tes yeux dansent une fraction de secondes sur
le bitume, slaloment entre les jambes et les poubelles,
et fi nissent par se fi xer sur la vitre poussiéreuse
d’un soupirail, à l’entrée d’une impasse
encombrée de cartons et de déchets. Derrière la
vitre, un visage et deux mains accrochées aux
barreaux.
Une femme d’une vingtaine d’années t’observe,
les yeux révulsés par l’horreur. Une corde
entrave ses poignets, un foulard est plaqué sur
ses lèvres.
Tu manques d’air.