Gueule d'ange - Extraits
Chapitre I
26 octobre 2003
L’ogre vert venait d’accepter la mission que lui confiait le
prince rabougri (sauver à sa place une princesse prisonnière d’un
dragon), quand les pneus de la Kangoo firent crisser les graviers
de la cour. J’ai attrapé la zapette, j’ai figé l’image sur l’écran et j’ai
pris le fusil. Je l’avais préalablement chargé. J’ai lentement fait le
tour du canapé sur lequel j’étais assis. J’ai mis un genou à terre
et j’ai posé le double canon sur le dossier en velours grenat. Les
graviers ont recommencé à crisser (j’aime bien ce mot, ou plus
généralement, j’aime tous les mots de la langue française dont la
sonorité évoque l’action ou l’objet qu’ils sont censés décrire). Mais
cette fois, c’était les pas de Maman et de Luc qui provoquaient ce
bruit. La porte s’est ouverte… Maman est entrée la première…
J’ai tiré. Les sacs Auchan sont tombés sur les tommettes, ils se sont
affaissés et ont répandu leur contenu… C’est la première image
que j’ai retenue parce que ce sont d’abord deux paquets de Paille
d’Or, mes gaufrettes à la framboise préférées, qui en sont sortis et
ont glissé vers moi. Maman, elle, ne s’était pas affaissée comme
les sacs plastiques… Alors j’ai appuyé sur la deuxième détente et
cette fois, elle est tombée sur les courses en écrasant les gaufrettes
susmentionnées (j’aime aussi ces mots un peu désuets [c’en est un
autre] que les gens de mon âge n’utilisent jamais et qui me donnent
le sentiment de ne pas être comme eux, d’appartenir à un autre
monde. S’ils n’utilisent pas ces mots, c’est souvent qu’ils ne les
connaissent même pas. Quand ils lisent, ce qui est extrêmement rare,
ce sont toujours des bouquins calibrés pour eux, avec l’âge préconisé
indiqué à l’arrière du livre comme une date de péremption sur les
pots de yaourt ; alors évidemment, leur langue est standardisée, ils
parlent tous la même et ça les rassure ! Moi, ça m’angoisse ! J’aime
prononcer dans ma tête ces termes qui, à force d’être vieillots et
oubliés, en sont redevenus neufs, intacts, préservés des langues et
des palais communs, réservés à mon usage exclusif !) et en laissant
échapper de sa bouche un petit filet de sang.
Luc n’a pas réagi. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans sa
tête, il a dû croire à un jeu ou imaginer une de ces explications
qui permettent aux enfants de quatre ans de ne jamais voir la
triste réalité de notre existence et de filtrer toutes les saloperies qui
peuvent leur passer devant les yeux. Moi aussi, j’étais comme ça à
son âge. Et puis le voile rose s’est lentement, tout doucement, petit
à petit, effiloché, si progressivement que je ne saurais dire à partir
de quand il a commencé à s’user et quand il a tout simplement
cessé de se trouver devant mon regard. Luc ne bougeait pas. Il ne
pleurait pas, ne riait pas, et fixait les sacs qui dégueulaient leur
contenu dans le vestibule. Alors j’ai posé le fusil, j’ai refait le tour
du canapé, j’ai marché vers lui en enjambant Maman, je l’ai pris
dans mes bras et je suis monté dans sa chambre. J’ai enlevé sa
laine polaire orange, je l’ai assis à son petit bureau en l’aidant à
trouver des feuilles et des crayons et je lui ai demandé de dessiner
des dauphins pour moi (c’est incroyable ce qu’il était balaise en
dauphin ! On aurait pu croire que c’était un enfant de l’Atlantide
tellement il semblait connaître ces mammifères marins de toute
éternité). Il a commencé à dessiner ; j’ai quitté sa chambre et
redescendu l’escalier ; j’ai attrapé Maman par les deux mains et je
l’ai tirée ; du pied droit, j’ai repoussé la porte de la salle de bains
et j’y suis entré avec mon paquet sanglant ; j’ai placé ma main
devant sa bouche : pas le moindre petit souffle n’en sortait ; j’ai
quitté la salle de bains ; j’ai repris le fusil ; j’ai attrapé la boîte de
cartouches que j’avais posée sur le tablier de la cheminée ; j’en ai
extrait deux jolis tubes rouges sertis de leur embout doré ; j’ai plié
le double canon ; j’ai enfoncé les deux cartouches ; j’ai refermé le
canon ; je me suis assis sur le canapé ; j’ai posé le fusil à ma droite ;
j’ai repris la zapette et j’ai relancé la cassette.