Requiem pour Mona - Extraits
Chapitre 1 : GET BACK
Mona Cabriole avala une gorgée de Nescafé.
Le jour des enfants la laissait de marbre. Elle jeta
un coup d’oeil à son iPhone. Aujourd’hui, c’était le
8 décembre et elle savait ce que cela signifiait. Un
mercredi, gai comme la permanente d’une octogénaire.
À se flinguer. Un jour à boire du café en poudre, où radio,
télé, bonnes âmes, mauvaises langues, faux écrivains,
vrais cons, annonçaient la larme à l’oeil et le sonotone
à fond un truc que nul n’était censé ignorer.
La mort, trente-deux ans auparavant, du christ de la
pop music.
Chaque année, la disparition de John Lennon
déclenchait un marasme lacrymal. La vierge Marie,
sainte femme dont c’était malencontreusement la fête,
pouvait toujours aller se rhabiller : on ne luttait pas
avec Saint John. En l’occurrence, Mona se foutait de
la célébration d’un mec flingué devant un immeuble
chic de Manhattan.
Le goût fadasse du succédané glissa le long de la
gorge de Mona. Jour de merde où presque tout le monde,
dans la radio, avait parlé trois semaines auparavant à
Paul, et bu un Earl Grey avec Yoko. Et tout ce joli monde
sanglotait sur ses Santiags, Converse et autres fantaisies
plantaires. Communiait dans la célébration grabataire
d’un siècle à jamais perdu, à l’heure où les Beatles,
morts et vivants, faisaient la publicité attendrie de la
marque à la pomme. L’autre.
Dans le radio-réveil, un mec dressait le portrait
de Lennon. Saint John. Toujours capable de toucher
l’infiniment beau, susurrait ce roi du name-dropping.
Et l’infiniment con ? pensa Mona, avec une certaine
mauvaise foi. Elle voyait bien la tête du type, celle d’un
tocard à mèche qui avait inventé David Bowie et Robert
Palmer, en bougeant rarement son cul de la terrasse des
Deux Magots. Inutile de s’appesantir. Les anniversaires,
c’était toujours plus ou moins plombant. Mieux vaut
m’habiller, pensa la jeune femme, entortillée dans sa
couette. String, slim noir, cachemire, parka, rouge à
lèvres, clés, casque.
Bye bye Johnny.
Mona songea tout à coup au reportage que lui avait
filé Langlois. Un truc à la mords-moi le noeud. Mona
imaginait le boss de Parisnews, le nez dans un mug
impression scarabées. La larme à l’oeil. Brave mec,
Langlois, vieille école, whisky, cigares et petites pépées.
Fan d’Abbey Road. Dévorait les mémoires de tous les
ingés son qui avaient approché de près ou de loin les
garçons dans le vent. Pédalait un peu dans la semoule.
La fanitude, ça cramait les neurones, aussi sûrement
que Mark Chapman.
Le reportage du jour n’avait rien à voir avec le
rock’n’roll. Langlois l’avait soignée. Un sujet sur les
clubs de sport chic du 16ème arrondissement… De guerre
lasse, Mona appuya sur play, portée par Rubber Soul,
son album préféré des quatre de Liverpool et se laissa
aller au plaisir tranquille de la musique. De quoi sauver
la balade. Elle claqua la porte de son Dakota, rafiot home
sweet home, et fit un signe aux clodos qui se tapaient un
kil de rouge sur le port de l’Arsenal. Un petit vent aigre
la transperça. Aucun fan ne dézinguerait jamais Mona.
Elle avait parfois des amants, mais jamais de fans.
Autant m’y faire, songea la jeune femme en enfourchant
la vieille merde qui lui servait à zébrer la capitale, ce
scooter au parfum rital qui complétait parfaitement sa
panoplie de Parisienne dans le vent.
Les quais défilaient sous la lumière grise. Mona
longea la Seine jusqu’à ce territoire étrange et inconnu :
le 16ème arrondissement. Elle enleva son casque, secoua
ses cheveux. Les rues, les trottoirs disparaissaient sous
une neige mouillée. Flocons sur les lèvres, Mona poussa
la porte du Barbie’s club. Jolie fille, boulot ordinaire.
Reportage à la con. Intitulé du sujet : sport et luxe.
Aujourd’hui Barbie’s Club, donc.
Le Barbie’s était un club de sport chic, sans plus.
Langlois s’était évidemment gardé le Polo. Le boss avait
beau adhérer à la paix et l’amour distillés par John, ça
ne l’empêchait pas d’être salement fasciné par le blé
des types qui, même pas en rêve, ne le coopteraient un
jour dans leur cercueil doublé velours. Espère, boss,
espère. Ça fait vivre. « Run For Your Life », chantaient
les garçons dans le vent. Mona adorait cette chanson.
La détestait aussi. Run for your life. Tout le monde
s’en foutait de la life de Mona Cabriole. « Catch you
with another man… » Personne ne mettrait la tête de
Mona Cabriole dans le sable. Tu peux t’envoyer la
terre entière, cocotte, Samuel s’en contrefout. Garde
l’odeur de sa peau tatouée sur la tienne, sa bouche et
le goût de sa salive. L’empreinte de ses mains sur ton
corps. Garde ses mots. Des mots qui disaient, Mona,
je t’aime, reste dans mes bras. Qui disaient aussi, je
pourrais marcher des heures à tes côtés, je pourrais rester
des heures contre toi. Ou encore, Mona je n’ai jamais
aimé quelqu’un comme toi.
Shit.
Mona regarda la façade du Barbie’s. Elle aurait voulu
effacer son nom, son putain de nom d’ashkénaze à la con,
ne pas penser à ce mec. Effacer son visage, sa bouche,
l’amour avec lui, la douceur de ses épaules, toutes ces
heures pleines, incandescentes. Prendre son cerveau et
le ranger, comme une boîte à musique égrenant toujours
la même mélodie exaspérante.
− Tu croyais quoi, Mona ? Ce genre de phrase, c’est
ce qu’on dit toujours, n’est-ce pas ? Tu as vraiment cru
que je n’avais jamais aimé personne comme toi ?
Et puis aussi :
− C’est fini, Mona. Je ne t’aime plus.
Mona Cabriole appuya brusquement sur stop. Elle
n’avait pas envie de penser à ça. À la viabilité de
l’amour. À toutes ces conneries déprimantes. C’était
peut-être l’ambiance générale, ce truc qui aux alentours
de Noël flottait, sale petite odeur de mort, juste avant
la fête obligatoire. La fête de l’amour, l’amour trompé,
bafoué, égaré. Oublié. Perdu, à jamais. Joyeux Noël
Mona Cabriole ! En tête à tête avec Lou, Georges, Iggy
et les autres, Beluga Daily Monop’ et Jack Daniel’s.
Alone.
Elle poussa la porte du Barbie’s ; l’odeur fade de
l’exercice physique tarifé, celle des produits d’entretien,
emplit ses narines. Mona jeta un coup d’oeil aux murs
clairs, aux lithos de bon goût, avant de croiser le regard
compatissant de la fille à l’accueil, une blonde au sourire
plein de miséricorde. Son 95 C en forme de cathédrale,
les mèches dorées à deux cents sacs qui encadraient son
visage inexpressif, tout indiquait la réalité de l’endroit :
au Barbie’s le monde était scindé en deux. Ceux qui en
faisaient partie et les autres. Et visiblement, Mona n’en
faisait pas partie.
La journaliste colla sa carte de presse sous le nez
ravissant de Sainte Thérèse. Journaliste ? Le regard ahuri
de la fille indiqua qu’il y avait malentendu. Mona sourit
de toutes ses dents et ouvrit grand ses yeux abyssins.
Allez cocotte, tu ne mourras pas idiote. Ton patron n’a
pas rendez-vous avec Arlette Chabot.
− Monsieur Ducroizet vous attend, susurra-t-elle.
Mona se demanda si la standardiste avait le même
ton de voix lorsqu’elle s’enquérait des préférences
sexuelles de monsieur Ducroizet. Ce chuintement
sucré qui ne pouvait trouver son apogée que dans
l’extase patronale.
− Je le préviens tout de suite.
Joli cul, songea Mona Cabriole.